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samedi 15 mars 2014

"Tangente vers l'Est" de Maylis de Kerangal

PIU

C'est un bien petit livre pour un si long voyage ! Traverser toute la Russie d'ouest en est dans le Transsibérien en 120 pages et 1 semaine. C'est possible tant il n'y aurait peu à écrire le long de ce parcours uniforme et monotone. 
Le parcours égrène les gares "tel un collier": Moscou, Iekaterinburg, Novossibirsk, Krasnoïarsk, Irkoutsk, Ulan Ude, et enfin le Pacifique, océan gris métallique auréolé de tâches d’hydrocarbure. Moscou - Vladivostok. 9288 kilomètres à travers un paysage de collines, de forêts, de taïga et de steppes, que l'air sec et subtil étalent jusqu'à des infinis grand angle.

Et puis surgit le Baïkal, la mer des russes, que le train longe depuis Irkousk. La simple vue de ce lac chasse des coeurs l’angoisse provoquée par la traversée de ces terres d’éternité. Alors dans les wagons, on s'embrasse, on ouvre des bouteilles de vodka, on chante, on échange des poèmes. Et puis tout retombe, apaisé, le train continue sur son rail.

Au commencement du livre, MdeK, saisit, en peu de mots, le comportement russe, contraint et résigné par des siècles de servitude."Ceux-là viennent de Moscou et ne savent pas où ils vont ". "Ceux-là" n'exprime plus des individus, mais un groupe indistinct qui, abruti de désoeuvrement et d'alcool, avancent en titubant vers le néant. Vers ce " trou noir " sibérien. 

Aliocha est dans ce train qui roule vers l’est. Il ne veut pas être de "ceux-là ". 

Les destins et les rêves d'Aliocha, garçon a la peau blanche avec des bleus sur les cuisses et d'Hélène qui fume et ne parle pas le russe se croisent dans le fracas du train. Les yeux se cherchent, questionnent et comprennent que chacun d’eux a la même intention pour des raisons différentes. 
Les gestes parleront, exprimeront tour à tour la joie et la peur, une sorte d’amour peut-être. Hélène et Aliocha entre violence et douceur.

MdeK nous entraîne dans le captivant railway movie d’une intrigue dont le déroulement passe de la lenteur morne du voyage à l’action précipitée et nerveuse. Elle excelle dans cet exercice de relentir ou d’accélérer les mouvements du livre par des phrases précises et des mots acérés.
MdK écrit directement sur l'épiderme russe. Cette peau toujours prête à exploser dans une chaleur magmatique. Elle est russe,  comme elle est coeur dans "Réparer les Vivants", livre qui m'a laissé épuisé au plus noir de la nuit. Comme est russe le héros du Platonov de Tchekhov.
Et puis tout s’emballera et s’arrêtera enfin, sous forme de poème en prose. 
MdK maîtrise cette énergie que les slaves ont en trop.

C'est ça la Russie, une immense dilatation des valves et des artères charriant des torrents  d'amour! 

Au fait, prendre la tangente, c’est fuir, n’est-ce pas ?

Ce matin dans ma voiture, c'est "Comfortably Numb" des Pink Floyd qui m'accompagne jusqu'au bureau
"You are only coming through in waves.
Your lips move but I can't hear what you're saying"
Je laisse la guitare nostalgique de David Gilmour s'échapper par la fenêtre et se perdre au loin dans les infinis sibériens.
Assis "confortablement engourdi" dans le Transsibérien, le regard se voile dans le défilement d'un paysage monochrome.

Encore un merveilleux livre de Maylis de Kerangal qui a su écrire toute la magie à la fois poétique et brutale de la Russie. Il y a longtemps que je voulais acheter ce roman, "Réparer les Vivants" m'en a donné l'occasion. En 2010, "Naissance d'un Pont" m'avait subjugué. J'étais absent de Bordeaux quand MdeK est venue chez Mollat en février ! Dommage !

 

2 commentaires:

  1. Voilà qui donne envie mais il me faut commencer par Naissance d'un pont que je n'ai pas encore lu.
    Je note cependant ce titre tant ce pays me fascine et cette auteur m'a séduite.
    J'achève ici ma promenade sur vos pages, merci de ces commentaires plaisants à lire. J'en ai lu plus que de commentaires laissés, vous ne m'en voudrez pas !

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  2. Lire ce voyage dans un livre, c'est envoûtant. Mais être physiquement dans ces paysages russes, on aimerait que l'émerveillement ne finisse jamais !

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