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samedi 15 février 2014

Concerto pour piano et barricades

Le concierge de l'hôtel Opera me confirme que ce jeudi 13 février, l'Académie Nationale de Musique Tchaïkovski fête ses 100 ans en offrant au public un concert Franz Liszt avec au programme les oeuvres suivantes:
Préludes (inspirés par A. de Lamartine);
Concerto pour Piano et Orchestre N° 1 en Mi bémol;
Tasso, Lamento e Trionfo (inspiré par Lord Byron);
Concerto pour Piano et Orchestre N° 2 en La majeur.

Je craignais, en raison des événements, que ce lieu soit fermé car le bâtiment se situe précisément sur la place Maidan, centre de la contestation ukrainienne. Depuis 2 mois, les rencontres entre contestataires et policiers ont été d'une violence rageuse et sanglante. 
Qu'en sera-t'il ce soir ? La police pourrait-elle débouler dans une attaque surprise ? Ou bien des agitateurs à la solde de Ianoukovitch s'introduire tels des microbes mortels semant discorde et doute, allumant des feux, posant des bombes?
Que faire ? Choisir entre prendre un risque pour un beau programme ou rester au chaud devant la télé ? La règle dans la Sté où je travaille est de ne pas aller dans des zones de danger et surtout de ne pas exposer des collaborateurs. Léna est assistante dans le service Marketing Opérationnel que je dirige. Elle est ukrainienne. Mais elle est aussi pianiste. Sa jeunesse la protège du sentiment de danger. Ecouter Liszt et sa virtuosité pianistique est un argument plus fort que la peur. C'est, après tout, de son peuple dont il s'agit et qui se bat pour sortir du carcan qui lui serre le cou l'empêchant de construire un pays fort, juste et prospère. Elle m'avouera plus tard après le concert que si nous n'y étions pas allés, elle serait quant même, à mon insu, partie voir SA REVOLUTION. Cette fille s'est plongée dans une marmite d'acier en fusion. 
Ce qui me fait décider d'aller au concert est l'ultimatum lancé aux révolutionnaires par le pouvoir de dégager la place le 17 février en échange d'une amnistie pour tout le monde et de quelques mesures de liberté. Mesurettes diront la majorité contestataire. Le temps de l'ultimatum est généralement un temps d'attente et de négociation. Les armes sont rangées.

En principe donc ce soir sera calme.

A 18h30, le taxi nous dépose, Léna et moi-même, à quelques pas de la barricade de l'avenue centrale. Elle est impressionnante: haute de 4 m., large de 3 m à sa base, faite de vieille neige tassée, de sacs, de bidons remplis de sable, d'éléments en bois, briques, parpaings... Nous passons le check-point gardé par des jeunes garçons athlétiques en tenue léopard, cagoule sur la tête ne laissant voir que les yeux et la bouche, matraque ou batte de base-ball sur le côté. Les guerilleros de l'Est. Parfois on devine un pistolet. Interdiction de faire des photos de visages. Nous pourrions être de la police malgré nos airs de touriste. 4 ou 5 ont payé de leur vie pour que d'autres réalisent le rêve ukrainien de démocratie vraie. Beaucoup sont emprisonnés et torturés. D'autres disparaitront ou reviendront, retrouvés cabossés et amnésiques dans une forêt loin de Kiev.
Ce que nous voyons alors nous stupéfait: un immense espace coupé de rues et d'avenues, couvert de centaines de tentes bricolées mais spacieuses, pouvant contenir 20 personnes, avec lits de camp et poële à bois. Il y a des cuisines, des zones de latrines. Il y a des dispensaires avec docteurs et infirmières. Il y a des points Info, des magasins où on trouve tous les objets de survie et ceux qui servent au combat. Il y a des points-café et des points-soupe. Il y a les réserves de bois, d'eau, de carburant. 
Il y a ceux qui organisent, ceux qui écrivent les tracs et journaux, ceux qui préparent les discours, ceux qui parlent, ceux qui cuisinent, ceux qui nettoient, ceux qui font des navettes entre la ville et le camp pour les approvisionnements en nourriture et autre. Il y a ceux qui préparent les armes, les cocktails-molotov. Des femmes et des hommes, jeunes, très jeunes parfois et vieux, avec ou sans casque, circulent, discutent, portent, installent, construisent, colmatent,... 

Les visages sont tendus mais fiers et résolus.
Mes yeux ont voulu pleurer. Ils se sont gonflés. La cornée s'est tendue sur l'oeil. Ça a fait mal un très court instant. Un sanglot m'a secoué. Mais les larmes n'ont pas coulé. Un homme, ça ne pleure pas, hein ? M'a-t'on appris. Si j'avais regardé  le visage de Léna, peut-être que...

Immense fourmilière qui bruisse et s'agite dans un ordre militaire. Préparation d'un siège pour la prise de Kiev ou camp Vietminh dans l'épaisse forêt de hautes constructions qui entourent la place. La Commune de Paris et 1848 m'apparaissent en fond d'écran. Relire "L'Insurgé" de Vallès.
Tous les immeubles publics donnant sur Maidan sont envahis. Ça s'agite dedans. Tout le monde surveille tout le monde. On y fait des réunions. De là partent les négociations avec le gouvernement. Les entrées sont fortement gardées. Armes pour tuer. Laisser-passer ou carte d'identité obligatoire.

Qu'ont à perdre toutes ces femmes, tous ces hommes ? Rien ! Quand une infirmière est payée 100 €, que l'inflation gagne, que la Russie coupe le gaz dans 11 provinces d'Ukraine, que la corruption gangrène les plus hautes sphères de l'Etat, que le pays est ruiné, que l'on s'exile pour seulement manger, que les désespérés se noient dans la vodka frelatée, que l'on paie en liquide un flic, un fonctionnaire, un professeur, pour avoir un petit avantage. La liste des malheurs et des méfaits est trop longue. Elle épuiserait le lecteur.

Ils sont venus souvent de loin. Ils ont tout laissé et sont partis vers cette place Maïdan.
Malgré le froid - il a fait jusqu'à -20° C -
Ils sont là pour longtemps.
Demain ou après demain, on prévoit 70 000 personnes.

Nous longeons une immense scène où des popes célébrent une messe. Elle est retransmise sur un écran géant qui envoie des éclairs au dessus du camp. Ferveur de centaine de gens qui murmurent et psalmodient, qui s'agenouillent les mains jointes.  Combien de messes faudra-t'il célébrer pour changer le cours de l'histoire, comme cela s'est passé pour la révolution polonaise ?
Et puis, dans une zone sombre, nous tombons sur une troupe à l'entrainement. Boucliers, matraques, gourdins, pieux. On simule des affrontements avec gaz lacrimogène et pétards pour s'habiter,p à la fumée, aux yeux qui piquent, à l'éclatement des tympans. Les guerriers sont sur une ligne. L'ordre est impeccable. Bruit des boucliers métalliques lancés en avant, martellement des rangers sur la chaussée., cri de guerre, sorte d'haka ukrainien, affreux, sortant des poitrines brûlantes. Un homme tape sur un bidon, donnant la cadence. Créer de la peur, de la terreur, du désarrois, montrer que l'on peut blesser, grièvement, ou tuer. Troupe de zoulous ou bien soldats grecs à la bataille des Thermopyles. Un guerrier tombe, un autre prend sa place. La ligne avance et repousse. Elle ne pliera pas ! On connait malheureusement l'issue de ce combat.

J'espère toujours que ce soir il n'y ait pas de bataille !

19h00, nous sommes assis au 2ème rang dans la salle de concert de l'Académie. La salle est pleine. Au 3éme coup, le chef d'orchestre entre. Il sera aussi le pianiste des ces célèbres Concerti N° 1 et N° 2. Le concert commence. La révolution s'éloigne. Notes profondes et impressionnistes du Prélude qui finit dans l'éclatement des cymbales et des cuivres. 
Virtuosité de l'oeuvre retransmise par notre chef d'orchestre-pianiste qui, quand il ne plaque pas ses octaves, dirige son orchestre, assis.
Ensuite est interpreté le très connu Concerto N° 1. Le thème principal est dévoilé dès le début. Pam...pampam- pam - pampampam !  4 mouvements. C'est bien construit. Romantisme net et puissant. Pas de surprise ? Si, une, un triangle tinte, frêle au fond de l'orchestre, comme géné de se trouver là,  qui répond au piano. Vision fulgurante de Liszt qui annonce Prokofiev ou Stravinsky qui l'utiliseront sans complexe. 
20 minutes de perfection. 
Ce concerto pourrait être joué en haut des barricades pendant les assauts. Rostropovitch a bien joué pendant que derrière lui tombait le Mur de Berlin.

Ensuite vient cette oeuvre, très originale, Tasso, Lamento e Trionfo (inspiré par Lord Byron);

Enfin, une merveille que ce Concerto pour piano et Orchestre N° 2 en La majeur. Là j'ai vraiment beaucoup, beaucoup aimé. Plus subtil que le N° 1, moins impressionnant. Le thème annoncé dès le début, mais pas aussi marqué que dans le premier Concerto. Désordre apparent, ordre caché. 1 mouvement en 6 parties. 20 minutes aussi. C'est élégant ! Variété des tableaux. Il y a de la digression, c'est bon, l'esprit s'échappe. Et puis ce violoncelle solo qui répond au piano: inattendu !

Instant de grâce. Les yeux se ferment et l'âme de chacun cherche refuge dans un univers calme et pur, bleu du ciel et jaune des blés mûrs. Ce sont les couleurs du drapeau ukrainien. Mais ce drapeau,  aujourd'hui, est sale et déchiré .

Entre les 2 parties (il n'y a pas eu d'entracte), nous avons eu droit a un intermezzo romantique. Une femme, seule sur scène, le rideau tiré derrière elle, dans une robe-fourreau noire, nous conte d'une voix chaude, mouillée, émue, slave donc, cette voix dont on use pour déclamer un poème de Boris Pasternak ou du grand Ossip Mandelstam, comment Liszt a été inspiré à Kiev par la princesse Carolyna de Sayn-Wittgenstein, sa maîtresse du moment. 
Une voix qui roule, tourbillonne, tumultueuse comme comme les eaux du Dniepr le fleuve qui sépare et protège Kiev des invasions Tatars ou mongoles, fleuve qui sépare la communauté pro-européenne de l'autre russophone.

Une heure et demi après, Le concert se termine. Traverser à nouveau Maïdan des tentes et des braseros. Sur scène, la messe a laissée la place a un orchestre pop. La chanteuse interprète "Venus" des Shocking Blues. C'est pas mal !

"She's got it yeah, Baby, she's got it
Well, I'm your Venus, I'm your fire
At your desire
Well, I'm your Venus, I'm your fire
At your desire
"

Il y a moins de monde maintenant. Les tensions se relâchent. Les gens regagnent leurs logis de toiles et s'apprêtent à s'emmitoufler dans leur rêves.

Les patrouilles veillent. Nous passons le check-point. Il y a un feu qui brûle dans un bidon. La garde a été relevée.

Le calme règne sous les étoiles de Kiev.

5 commentaires:

  1. "Superbe article lu depuis les rayons aveuglants d une caraibe superficielle et amusee de tout...merci pour me reconscientiser la cervelle et lire une belle ecriture, ca change du media tweet! Je me demande si tu es directeur export ou reporter sans frontiere, je n ai d ailleur jamais pu l expliquer a quiconque !"

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  2. Je t'avoue que je n'ai jamais été ni tout à fait l'un, ni tout à fait l'autre. Ne pas être lié à une spécialité !
    Etre un évadé permanent !
    Simplement, j'aime ce monde qui m'émerveille chaque jour ! Est-un métier ?
    Relire Cendrars !
    A l'heure où tu m'écris, Viktor Ianoukovitch a été desttitué par le Parlement ukrainien. Il serait planqué du côté de Karkov, bastion pro-russe proche de la frontière avec la Russie.
    Mais les Ukrainiens insurgés doivent rester en alerte, car ce bonhomme est membre d'une mafia qui a des hommes cruels et violents partout en Ukraine disposés à monter des coups mortels dans le pays.

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  3. Mes mots
    Je suis ukrainienne mais un jour j’ai compris que je ne pouvais plus vivre dans un pays ou rien n’était possible… je voulais la liberté pour mes enfants, je voulais la liberté pour mon âme !
    Chaque personne qui a quitté son pays a dû prononcer la phrase : « Je pars… » . On l’a dite à nos amis, à nos proches, à notre quartier… On l’a répétée la nuit en essayant de comprendre l’importance de ces deux petits mots. On les a prononcés et on a eu peur, chacun la sienne. Peur de se perdre soi-même, peur de se retrouver seul, peur de tout recommencer…
    "Partir de chez soi c'est un peu comme mourir... On laisse derrière nous les choses que l'on ne pourra plus jamais ressentir. " J’ai écrit ces mots en partant d'Ukraine il y 10 ans et pendant ces 10 longues années je n'étais nul part chez moi : pas encore française - je me rassurais et "tu n'est plus Ukrainienne" résonnait quelque part dans moi. Ce soir du 13 février à Kiev, en marchant au milieu de barricades vers le conservatoire j’ai compris que je ne serai jamais ni une française, ni une européenne, ni une citoyenne du monde – je suis et je resterai à jamais la fille de mon pays dont le cœur bat avec celui de son peuple. En étant au milieu de ces gens et même pendant tout le concert je n’entendais que leur musique - la symphonie de Maidan composée de trois notes majeures : Désespoir, Détermination, Solidarité.
    Est-ce que j’ai eu peur ? Est-ce que j’ai eu envie de pleurer ? Oui. Même aujourd’hui j’ai envie de pleurer, de crier : « Laissez-nous tranquilles ! Laissez-nous notre pays, laissez à la jeunesse une chance de construire leur futur, de réaliser leurs rêves !!! Arrêtez de produire des « générations perdues » ! Je ne veux m’adresser ni à Poutine ni aux autres politiques qui essayent de partager, de déchirer ce bout de terre – ils ne peuvent pas comprendre, ils se sont créés un monde où tout est mesurables en argent, un monde qui est très loin de la réalité, un monde dans lequel il n’y a pas de place ni pour la vérité, ni pour la simplicité, ni pour l’amour…
    J’en ai vraiment assez d’entendre les jugements concernant ma patrie…L’Ukraine n’est pas pauvre ! L’Ukraine a été volée, dépouillée de ces richesses par des …je ne peux pas écrire « gens » - je ne peux pas trouver le mot qui soit juste et pas vulgaire vis-à-vis tous ceux qui ont fait du mal à ma chère terre … à mon beau peuple.
    Aujourd’hui je suis très fière des Ukrainiens. Au milieu de Maidan ils ont su créer l’UKRAINE dont on rêve. L’Ukraine qui s’aime, qui sait partager, l’Ukraine solidaire et juste. L’Ukraine du peuple. Une toute petite Ukraine mais assez puissante pour reproduire ces ilots d’espoirs partout dans le monde ! Ma fille qui a 8 ans est venue avec moi pour manifester et créer notre Maidan à Bordeaux et depuis le petit drapeau ukrainien est toujours avec elle … Elle est fière, très fière d’avoir le cœur à moitié Ukrainien.
    Lena

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    1. Voiçi ce qu'a écrit le poète Ossip Mandelstam quand le pouvoir soviétique l'a envoyé au goulag:
      "En me persécutant, Monde, que retires-tu
      Où est l'offense puisque j'essaie seulement
      De mettre des beautés dans mon intelligence
      Plutôt que mon intelligence dans les beautés".

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    2. Mes mots (suite et fin)
      D’être partie d’un peuple qui malgré des siècles de malheurs, de mensonges, trouve le courage de rêver, la force de se réunir et de se battre en lisant les poèmes de Shevchenko - le poète national Ukrainien, mais aussi peintre et grand humaniste - une icône de la culture Ukrainienne :

      Ça m’est bien égal
      Que je vive en Ukraine ou non,
      Après tout, ça m’est bien égal.
      Que l’on se souvienne de moi,
      Que l’on oublie mon existence,
      Moi dans la neige à l’étranger,
      Après tout, ça m’est bien égal.
      J’ai grandi dans la servitude
      Et c’était chez des étrangers,
      En esclavage je mourrai
      Sans voir les larmes de mes proches.
      De ma vie ne restera pas
      La moindre trace, pas de signe
      Dans notre valeureuse Ukraine
      Dont la terre n’est pas à nous.
      Père et fils m’auront oublié ;
      Le père ne lui dira pas :
      « Prie, mon fils, prie Dieu pour l’Ukraine. »
      On l’avait tourmenté jadis,
      Martyrisé jusqu’à la mort.
      Ça m’est bien égal si son fils
      Fait ou ne fait pas ses prières.
      Mais cela ne m’est pas égal
      Que par des hommes faux, méchants,
      Notre Ukraine soit endormie
      Et qu’après l’avoir dépouillée
      Ils la réveillent par le feu.
      Non ! Cela ne m’est pas égal.

      St-Petersbourg (en prison) 1847.


      Je vais être honnête – je n’ai plus la force de rêver, j’ai même peur de rêver…je deviens une machine qui se pose une seule question tous les jours : qu’est que je peux faire pour mon pays ? Comment faire ?
      Je n’ai pas de réponse … La seule chose qui résonne tout au fond de moi sont les mots de Claudette Picard :
      "L'acceptation, c'est la mort. Il faut lutter toujours, ne pas se laisser abattre, réinventer la vie."

      Lena

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