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dimanche 20 juillet 2014

"Le Taquet" d'Evguéni Grichkovets

Un train qui roule sur son rail. Bruit syncopé et monotone. Tagadam, tougoudoum, tagadam, tougoudoum, tagadam, tougoudoum ! Steppe qui se déroule sans fin. Passé Novossibirsk, il s’enfonce vers le néant sibérien.
Au bout, Vladivostok !


Boire, boire encore ! Vodka ! Peu importe la marque ! la Standard, sans doute ! L’assommoir ! Jusqu’au trou noir ! S’enfoncer vers le néant. Dans ce livre, dans une nouvelle sur deux la vodka commence, ponctue ou termine une histoire.

Puisque ‟ la conscience que j’avais de mon être s’était habituée au fait même que je n’aie pas de nom. Elle avait oublié le comment de l’existence… Vivre point final”, pense le petit gars de la Marine que le train emmène vers son affectation maritime. Trois ans de service militaire. Pendant l’instruction "le débourrage", exécuter des tâches qui n’ont pas de sens. Ordres hurlés. Humiliations.
Ne penser à rien !
N’être rien !
Dans ce froid humide de l’extrême-orient russe.
Ciel gris et bas qui se confond avec la neige sale.
Dès que la neige cessera de tomber, de jour comme de nuit, il faudra l'enlever de tout le bateau.
Pour son anniversaire, il veut offrir à boire. Petite touche de bonheur. De la vodka qu'il part acheter au village voisin.  Du retour du magasin, la bouteille tombe de son sac et se casse dans la neige. Tristesse. Il ne pourra rien offrir à ces ‟autres” dont il ne supportait pas la présence au début.
Ces "autres" qui ne sont pas "lui".
Dans son livre "Tangente vers l'Est", Maylis de Kerangal rencontre ces militaires qui partent avec le Transsibérien vers cet horizon russe sans fin. Un troupeau hagard.
Ce marin conscrit, c’est Evguéni Grichkovets qui se raconte dans cette nouvelle et celle qui suit.

Dans la seconde, avec le géorgien Djamal Beridze, il doit porter à la main sur des kilomètres un transformateur métallique de 60 Kgs. C’est un ordre du bosco Khamovski. L’appareil sera trop gros pour passer par l’écoutille du bateau. Le bosco ordonne de ramener le transformateur au village. Lançant un cri rageur, Djamal le passe par dessus bord. ‟Après tout qu’il aille se faire foutre ce transfo” dira le bosco. Stupidité du commandement adoucie par la sagesse du bosco. Nous sommes en Russie, au bord du Pacifique. Moscou est loin. Alors… on peut prendre quelques libertés.
Eh hop, un coup de vodka !
Dans la 3ème, 4ème, 5ème et 7ème nouvelles, on boit encore. Dans la 3ème, Kostia, étudiant à Moscou, trouve un portefeuille qu’il rend à son propriétaire, un nouveau riche, rustre et alcoolisé, comme la Russie d'Elstine en a beaucoup fabriqué. Ce sera le choc entre deux destins opposés, celui d’un étudiant désargenté et honnête, ébloui par l’effervescence intellectuelle de la capitale confronté à celui, rustique, de ce faiseur d’argent facile, truand sans doute.

Vadik est salarié traitant des problèmes de standardisation dans un ministère. Tu parles d’un métier excitant ! Mais il ne dort pas la nuit. Alors, le jour, il dort partout, dans sa voiture, sur le fauteuil du dentiste, chez le coiffeur. Après un concert, il se saoule ! Sa femme Katia aussi ! Tant mieux, elle ne l’engueulera pas. Partie nulle ! D'habitude en Russie, c'est surtout le mari qui boit et son épouse qui finira par foutre le camp et divorcer.

Dans la 5ème nouvelle, Andreï et ses copains se mettent ‟out” dans un bar en regardant un match de foot sur un grand écran. Il s’ennuie entre sa femme Tatiana et sa fille Varia. Marquis c’est le chien qu’il faut sortir matin et soir. Il meurt, comme ça, sans prévenir. Sur six pages il cherchera un endroit pour enterrer Marquis. C’est beaucoup six pages pour enterrer un chien !
Dans la 7ème nouvelle, Igor Semionovitch boit en attendant l’avion qui part de Moscou pour Perm. Dans ce bar, il tombe en admiration devant une actrice de théâtre qui lui est présentée. Il bave devant cette femme qui l’ignore et dédaigne sa conversation de gros entrepreneur immobilier. Encore cette confrontation entre deux mondes trop différents. Cette nouvelle me rappelle que dans le film d’Agnès Jaoui, ‟Le Goût des Autres”, le directeur d’une grosse Sté, Castella/Bacri, rustre et beauf, tombe amoureux de Clara/Anne Alvaro, actrice de théâtre. 

Igor a un taquet intérieur qui contrôle son agressivité. Si le taquet tombe, Igor cogne. Ce soir il ne trouvera rien ni personne à frapper, mais il boira ! Trop ! Je ne sais plus s’il réussit à prendre son avion.

L'auteur raconte ces vies différentes, celle de lui-même en militaire, celle d’un salarié anonyme,celle d’un lambda et son chien, celle d’un entrepreneur. 
C'est souvent tragi-comique dans les oppositions contrastées entre les personnages. Ce sont des moments dans la Russie contemporaine que l'homme de théâtre Evgueni Grichkovets met en scène. Destins d’hommes qui se réjouissent d’un petit rien puis plongent dans la vodka...
...Peut-être pour échapper à une certaine absurdité de cette vie moderne post-soviétique qu'ils ne maîtrisent pas.

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